DE SI BONS FRANCAIS
Avec « Liberté », Tony Gatlif raconte enfin l'histoire des Tsiganes pendant
l'Occupation, dont une grande partie fut exterminée à Auschwitz.
Rencontre avec le cinéaste, fils d'un père kabyle et d'une mère gitane
Parallèlement à son film, Tony Gatlif cosigne avec le romancier Eric Kannay, et sous le même titre, une version romancée du scénario de « Liberté » (Perrin, 234 p., 17 euros). Mais pour ceux qui voudraient aller plus loin, il faut absolument se plonger dans « les Tsiganes en France, un sort à part, 1939-1946 » (Perrin, 400 p., 22 euros), des historiens Marie-Christine Hubert et Emmanuel Filhol.
Voici un ouvrage essentiel - le premier accessible au grand public -
pour comprendre la genèse du drame des Tsiganes de France, qui, à
partir de l'automne 1940, furent progressivement internés dans une
trentaine de camps gérés par les autorités de Vichy, avant, pour nombre
d'entre eux, d'être conduits vers les camps de la mort nazis. Après avoir retracé l'histoire, fort ancienne, de la présence tsigane en France, les
auteurs montrent comment le pouvoir central, d'abord royal puis
républicain, n'a eu de cesse de vouloir ficher, sédentariser, les
« gens du voyage », toujours perçus, notamment en temps de guerre,
comme une cinquième colonne potentielle... Et comment la IIIe
République notamment, soucieuse de formater un citoyen conforme à son
idéal - donc laïc, sédentaire et éduqué - ne pouvait que vouloir
contrôler au plus près des gens attachés à une culture orale, nomade,
et pris toutes les dispositions juridiques pour ce faire, notamment
avec la loi du 20 juin 1912, et le fichage anthropométrique de tous les
Tsiganes de France.
Baltel/Sipa Tony Gatlif est né en 1948 à Alger. On lui
doit notamment « les Princes » (1983), « Rue du départ » (1986), «
Latcho Drom » (1992), « Gadjo Dilo » (1998) et « Exils » (2004). Dans la France des années 1940, on les appelait bohémiens, parfois Manouches, plus rarement Tsiganes.
Les historiens estiment aujourd'hui que sur les deux millions de
Tsiganes qui vivaient en Europe avant la guerre, entre 250 000 et
500 000 ont été assassinés dans les camps de la mort nazis. « Liberté » raconte
l'histoire d'une de ces familles, arrivée un jour dans un petit village
de France, exposée à la méfiance d'une population qui ne comprend pas
son mode de vie, si opposé au sien, mais aussi aidée par quelques
Justes, l'institutrice et le maire. Pour les Tsiganes, alors, c'était
la sédentarisation ou la mort, et c'est de ce choix impossible que se
nourrit le film de Tony Gatlif, lui-même « déraciné de l'Algérie »,
ainsi qu'il se présente, et qui depuis des années filme les Roms, leur
vie, leur musique, leur histoire. Récit maîtrisé, tendu, tenu,
respectueux de ses personnages, reconstitution à la fois discrète et
attentive, « Liberté » ne sollicite jamais une émotion qui advient naturellement, en toute dignité. B.L. et P.M. Le Nouvel Observateur. - Vous dites avoir porté en vous ce projet de film sur la déportation des Roms depuis près de trente ans... Tony Gatlif. - C'est un film qui vient de loin, en effet. J'ai commencé à y penser à la fin des années 1970 et j'ai demandé alors à Matéo Maximoff,
le grand écrivain tsigane, qui a été mon père spirituel, de me
présenter des gens qui avaient connu cette époque. Il m'a emmené chez
eux, à Montreuil et ailleurs, ils nous recevaient, nous offraient du
thé, mais sitôt que Téo leur disait : « Il veut faire un film sur notre malheur »,
ils partaient en larmes et ne prononçaient plus un mot. A chaque fois,
ça se passait ainsi. Téo m'avait prévenu, mais je ne l'avais pas cru.
En fait, ils ont commencé à parler un peu dans les années 1990, pas
avant. Je ne pouvais pas faire ce film si les survivants restaient
muets. De même, après « les Princes », des producteurs anglais m'ont
proposé de réaliser un film sur Django Reinhardt [dont l'un des arrière-petits-fils apparaît dans le film].
Or, il n'existe pratiquement aucune image de lui ! Puis quand Jacques
Chirac a déclaré qu'il allait réunir les Justes au Panthéon, j'ai pensé
que nous allions enfin savoir et que, peut-être, le film allait devenir
possible parce qu'on ne peut pas filmer une histoire qui ne
comporterait que les victimes et leurs bourreaux. Mais il n'a pas été
question de Justes qui avaient sauvé des Tsiganes. C'est là que j'ai commencé à chercher, et j'ai rencontré cette institutrice dont je me suis inspiré pour le personnage de Mlle Lundi, que joue Marie-Josée Croze.
Ensuite, j'ai trouvé l'histoire de ce notaire qui a sauvé une famille
qui venait d'être envoyée au camp de Montreuil-Bellay, en lui vendant,
pour un franc, cette maison qui lui permettait de ne plus être fichée
comme nomade. Cette famille a repris la route, tous ont été arrêtés
dans le nord de la France, transférés en Belgique, puis envoyés à
Auschwitz... Toute l'histoire des Gitans est là : on veut les
sédentariser, dans ce cas précis pour leur sauver la vie, mais malgré
la peur des nazis, l'appel de la famille est plus fort, la route est
plus forte. Ils ne peuvent pas vivre dans une maison, ils ont peur des
pierres, parce que les pierres portent la trace de ceux qui sont passés
avant eux, qui sont pour eux des fantômes. Pour eux, évoquer le nom
d'un disparu, c'est l'appeler, le faire revenir, et donc l'empêcher
d'aller là où les morts doivent aller. C'est aussi pour cela que,
longtemps, ils ont refusé de parler de la déportation. N. O. - Est-ce que la difficulté, voire l'impossibilité, de la reconstitution a compté aussi dans vos hésitations ? T. Gatlif.
- Je ne veux pas filmer des Tsiganes décharnés derrière des barbelés,
des nazis en uniforme, avec leurs armes et leurs chiens. Chaque fois
que je pensais à ce sujet, je me disais : la reconstitution est une
barbarie, je ne peux pas. Et là, je n'ai filmé que des portraits, des
visages, des mains, des détails en gros plan. Je me suis méfié de tout,
des voitures d'époque, je ne voulais surtout pas d'une Traction Avant,
de la parole des nazis... Surtout, que les nazis ne parlent pas, ou à
peine ! J'ai essayé, je me suis cru dans « la Grande Vadrouille » !
Filmer ces uniformes en couleurs, non ! Dans notre mémoire, les nazis
sont en noir et blanc. Dans
le même sens, il me fallait pour le rôle du notaire - dont j'ai fait le
maire du village - un acteur qui incarne tout ce que j'aime dans la
France d'aujourd'hui. Or le visage de la France, pour moi, quand
j'étais enfant, c'était le cinéma. C'était Jean Gabin, Gérard Philipe,
Pierre Fresnay... Je voulais retrouver ces voix un peu cassées, ces
visages en noir et blanc. A mes yeux, Marc Lavoine possède tout cela.
J'ai fait délaver les costumes, parce que ces gens-là, Gitans ou
paysans, n'avaient que deux costumes, un pour l'été et un pour l'hiver,
donc ils les lavaient sans cesse. Les outils viennent de Transylvanie,
ils sont identiques à ceux de 1943. Même les fils de fer barbelés sont
authentiques, nous avons fait 300 kilomètres pour les trouver, en
Roumanie : ceux placés dans les camps par les nazis portaient un
piquant tous les quinze centimètres environ, alors que pour ceux
destinés au bétail, c'était tous les vingt-cinq centimètres. Pour la
scène du camp, je redoutais encore plus la parole : que peuvent dire
ces gens qui sont enfermés depuis des semaines ? Rien, ils ne parlent
pas, ils ne parlent plus. N. O. - Qu'avez-vous mis de vous-même pour que le passé soit si présent dans le film ? T. Gatlif.
- Le personnage de Mlle Lundi vient, bien sûr, de la vraie résistante,
mais aussi de mon instituteur de Belcourt, à Alger. Il avait 26 ans, il
nous projetait des films. Je me souviens du premier comme si c'était
hier, « Jeux interdits »... Il s'en servait pour son cours de
géographie, la France, c'est ça ; pour son cours d'histoire, la guerre
c'était ça. La guerre, nous connaissions. Un jour, nous avons trouvé
deux militants du FLN tués dans une vigne. Des années plus tard, après
mon premier film, ce maître m'a écrit et m'a raconté son histoire : il
était communiste, il s'était engagé et aidait le FLN. Lui aussi était
un résistant. Comme Mlle Lundi. N. O. - Les Tsiganes qui sont dans le film connaissaient-ils les événements des années 1940 ? T. Gatlif. - Quand je leur racontais, ils me demandaient : « C'était comme Ceausescu, alors ? », leur référence en matière de malheur absolu, et je leur répondais : « Pire que Ceausescu »,
même si c'était épouvantable. Je les connais depuis sept ou huit ans,
ils vivent en Transylvanie, dans une pauvreté extrême. Ils sont restés
trois ou quatre mois en France. Ils ne connaissaient pas le scénario,
comme tous les autres acteurs, et pour la scène où ils résistent aux
gendarmes, ils ignoraient que Taloche, qu'ils adoraient, avait été tué
dans le film. Au moment de tourner, je leur ai dit : « Ils ont tué Taloche »,
juste avant le clap, et là, ils sont partis en larmes, en cris, en
fureur, ils se battaient vraiment avec les gendarmes. Après, tout le
monde s'embrassait... L'hystérie, c'est tsigane ! La seule révolte à
Auschwitz a été celle des Gitans, qui, quand ils ont compris qu'ils ne
reverraient jamais les leurs, se sont jetés sur les nazis et les kapos.
Je voulais que, d'une manière, cette révolte soit dans le film. N. O. -
De même que votre propre histoire a rencontré celle des Tsiganes, la
tragédie que vous évoquez dans le film trouve-t-elle un écho dans le
monde d'aujourd'hui ? T. Gatlif.
- Je parlais du silence dans les camps : quand vous passez devant les
files de SDF qui attendent la soupe, leur gamelle ou leur boîte de
conserve à la main, à la Bastille ou ailleurs, vous n'entendez pas un
murmure. Pour les Gitans que l'en embarque à 5 heures du matin, les
Africains, les Pakistanais, les Afghans qui se font arnaquer pour
arriver jusqu'à nous et que l'on arrête, que l'on renvoie là d'où ils
viennent, la seule différence est qu'on ne les tue pas, mais à part
ça... Aujourd'hui, Pétain n'est pas au pouvoir, et les nazis n'occupent
pas la France, mais il y a comme un écho. A la Libération, on a placé
des collabos dans les camps où les Tsiganes étaient enfermés. Les
victimes avec leurs bourreaux ! Et ceux contre lesquels les accusations
portées n'étaient pas trop graves sont sortis des camps avant les
Tsiganes ! Pour
éviter toute équivoque, il importe sans doute de préciser qu'en France,
les Gitans ont été pourchassés et enfermés ès qualité. Dans 27 camps
dont 22 pour eux seuls. S'il faut citer des noms : Beau-Désert
(Mérignac), La Morellie (Indre-et-Loire), Saliers (Midi)...
NOTE
Ils
furent environ 3.000 à subir cette totale privation de liberté et des
conditions très dures qui entraînèrent des morts par sous-alimentation,
par manque de soins...
Mais de France, les Tsiganes ne furent
pas déportés. Et donc que ces Gitans des camps sur le territoire
français n'ont pas été mis derrière les barbelés de Birkenau avant les
chambres à gaz.
Une seule exception, le convoi XXIII Z du 15 juin 1944 au départ du Sammellager
de Malines pour Auschwitz. Dans ce convoi furent mis 351 Tsiganes de
Belgique et du Nord de la France (rattaché à l'administration militaire
de Bruxelles) dont 175 enfants. A la libération, il ne restait que 12
survivants.
Cette remarque ne vise nullement à établir une
hiérarchie des horreurs, à participer à une sorte de compétition
indécente entre les victimes. Mais elle me semble s'imposer par simple
volonté de réalité historique. Il y eut persécution mais pas génocide
des Gitans de France.